les écouteurs vissés au fond des oreilles, j'me balade, panier à la main entre les rayons. j'me faufile et j'enquille plein de trucs dans le panier sans regarder ; pâtes, céréales, biscuits au soja, un peu de tout, un peu de rien. j'me retrouve à tâter les tomates et quand je relève la tête, je m'prends une claque quand je la vois qui passe en face de moi. mes lèvres s'étirent en un immense sourire et je laisse tomber les tomates dans leur casier. j'avance vers elle, pupilles toute dilatées, de bonheur ou d'ivresse. t'en vas pas, t'en vas pas.
- klara.
je chuchote, à peine audible. j'sais pas si elle m'a entendu, moi j'me suis pas entendu. j'enlève mes écouteurs. je tends ma main vers elle et frôle son bras.
- klara, j'suis revenu, j'suis de retour.
plus qu'heureux, j'me sens tout puissant. j'pourrais bien la serrer dans mes bras, là, comme ça. c'est ce que j'finis par faire. j'pourrais bien lui dire qu'elle m'a manqué, j'pourrais bien lui dire que j'suis désolé. ça, j'le fais pas.

tu passes dans les rayons sans vraiment réfléchir à ce que tu fais. t’as ton panier à la main, tu passes pour une meuf irresponsable. enfin, klara, faut pas te mentir non plus, c’est ce que tu es. un paquet de tampons, un paquet de serviettes, des chewing-gums, des briquets et des bouteilles de bière. avec ton mini-short et ton débardeur court, t’attires bien des regards. t’as un beau cul, alors autant l’assumer. un paquet de clope dépasse de ta poche droite, ton portable de ta poche gauche. tu passes devant le rayon fruits et légumes. tu traces. comme si t’avais la gueule de quelqu’un qui aimait les légumes. puis soudain, t’es prise d’une soudaine envie de fraise... alors que t’allais repartir avec tes fraises, t’entends une voix. et avant même que tu te retournes, tu sais à qui elle appartient. c’est pas un mec, c’est pas ton mec. c’est le mec. thijs. oh bordel, thijs. t’as même pas le temps de réfléchir, te comprendre, de savoir quoi dire, qu’il te prend dans tes bras. il te parle et toi tu bouges pas. y’a un milliard de mots qui veulent sortir de tes lèvres mais pas un seul ne le fait. petits lâches. salut. ta gueule, klara, mais ta gueule. pourquoi tu parles pour dire ça ? tu lui souris et le bonheur se lit sur ton visage. il t’a manqué à en crever, y’a pas à dire.

et moi j'ai imaginé pendant des mois la façon dont on s'retrouverait. j'en ai vu défiler devant mes yeux, des scénarios. certains tordus, d'autres irréels. ils m'ont tous foutu le sourire aux lèvres ; ça n'a jamais été trop compliqué d'me faire sourire, faut dire. j'les ai tous imaginés, sauf au supermarché. j'l'avais pas pris en compte, celui-là. dans mes rêves les plus fous, j'allais la retrouver, on s'courait dans les bras l'un de l'autre et on repartait comme avant, sans réfléchir à rien. la vérité, c'est que là, je m'attendais à ce qu'elle me pousse, qu'elle me crie dessus, qu'elle me frappe. j'avais pris en compte la haine qu'elle pouvait avoir à mon égard, d'être parti sans lui donner d'explication. c'est pas le cas, pourtant. elle est heureuse, klara. elle sourit, et moi encore plus. je me recule de quelques pas, pose mon panier et la jauge. de bas en haut, de haut en bas. mon sourire s'étire.
- t'es presque plus un bébé klara, t'as changé.
t'es presque une femme. tu t'es pris les un an de ma disparition dans la figure, on le voit à ton visage le temps durant lequel j'suis parti. on l'voit à mon visage, aussi? ça s'voit que j'ai vieilli, dis? ça s'voit que tu m'as manqué?
- comment tu vas?
j'en sais rien, racontes-moi tout. racontes-moi ce que tu veux. moi, ça allait pas. ça allait plus. maintenant ça va, maintenant que t'es là.

y'a ton coeur qui bat. une fois, deux fois, trois fois. un peu trop vite pour que ce soit un battement innocent. mais t'es pas innocente, klara, t'es même tout sauf innocente. t'as presque vingt ans, tu t'es barrée de chez toi, t'as fumé tout ce qui existe, t'as bu tout ce qui était buvable... et t'as aimé, klara, t'as aimé à en mourir. t'aurais pu mourir d'amour pour ce mec. mais comme t'es conne, tu lui as jamais rien dit. tu t'es toujours contenté de cette foutue amitié. puis il s'est barré, ton coeur s'est brisé et t'as compris que tu l'aimais. et maintenant, là, tu le retrouves, dans un supermarché. t'as envie de lui mettre une gifle, comme tu sais si bien le faire. au lieu de ça, tu lui lances un sourire espiègle. toi aussi, t'as changé. en mieux, d'ailleurs. ça sonne bien dans ta bouche. t'es beau, thijs, que tu crèves d'envie de lui dire. j'ai cru que j'allais me calciner, quand t'es parti, thijs, que tu crèves d'envie de lui lancer. ça te brûle les lèvres. mais tu dis rien de tout ça. saleté de sentiments, vous étiez mieux quand vous étiez enfouis, au fond. bien. enfin, j'crois. mais maintenant c'est parfait, parce que t'es là. il le sait que t'es franche et que tu dis ce que tu penses. t'agis, tu réfléchis, tu te fais réprimander et tu dis aux gens d'aller se faire foutre. et toi ? dis-moi, un peu, il s'est passé quoi pendant cette année de ton côté ? il s'est passé quoi pendant que tu m'as lâchée, pendant que je pleurais et que tu me laissais. dis, il s'est passé quoi ?

je tombe. je tombe la tête la première. je plonge presque, même. j'suis prêt à me prendre le bitume. je me le prendrais dix fois, rien que pour ses beaux yeux, à ma klara. dix fois, rien que pour pouvoir la regarder sourire. changé en mieux, on n'arrête pas de me le dire. ça te va bien de vieillir, thijs. ça te va bien de te laisser pousser les bouclettes, thijs. ça te va bien la barbe naissante, thijs. moi j'reste à sourire. ça te va bien de sourire, thijs. j'me contente de lui sourire, à ma klara. j'm'en fous d'avoir changé. j'aurais préféré qu'elle ne l'voit jamais. que je change à ses côtés, que j'sois toujours le même à ses yeux.
- tant mieux, ça m'fait plaisir.
non, ça m'fait pas plaisir. j'aurais bien aimé qu'elle aille bien avant que j'revienne, aussi. j'aurais bien aimé qu'elle ne m'avoue pas à demi-mot qu'elle était mal sans moi. j'aurais bien aimé qu'elle ne s'mette pas à dépendre de moi. ah non attends, ça c'est moi. j'aurais bien aimé n'pas me mettre à dépendre d'elle. ça aurait été plus facile, moins douloureux.
- ehm, rien d'intéressant, tu sais, la routine.
j'hausse les épaules. des trucs, il s'en est passé des tas. des trucs bien, pas assez pour que je les lui raconte. des trucs moins bien, qu'elle n'a pas besoin de savoir. du malheur, plein de malheur. ça non plus, elle n'a pas besoin de le savoir. c'était du malheur sans elle, du malheur loin d'elle. du malheur le matin, du malheur la journée, du malheur le soir. du malheur tout le temps, du malheur constamment.
- c'était sympa, quand même. ça vaut pas amsterdam, mais c'était cool.
c'était cool quand j'pleurais pas ton absence. juste à ces moments-là, c'était cool. j'garde le sourire. t'as pas besoin d'le savoir tout ça, klara.
- tu deviens quoi, alors?

t’as pas envie de lui parler, à thijs. t’as pas envie d’ouvrir ta grande gueule et de gâcher vos retrouvailles. déjà qu’elles se font dans un supermarché, t’as pas besoin d’aggraver le truc. en fait, non. tu t’en fous. t’en as rien à battre que ce soit dans un supermarché. tu serais allée aux quatre coins d’amsterdam pour retrouver thijs. t’as besoin de lui, mais tu sais pas le lui dire. il t’a manqué à en crever, mais t’oses pas lui avouer. comme quoi, tu sais jamais parler au bon moment. c’est pas ta faute, au fond. enfin, si, un peu. mais devant lui, t’es comme pétrifiée. tu perds tous tes repères. ça, c’est pas entièrement de ta faute. parce que tu le contrôles pas. ouais, c’est ça, quand t’es devant lui, tu contrôles plus rien. alors t’esquisses un pauvre petit sourire que tu t’arranges pour rendre éclatant et joyeux, histoire de faire croire qu’il était juste un bon pote qui t’a manqué. mais thijs, tu le sais, c’est pas qu’un pote. et puis, il aborde le sujet à ne pas aborder. le truc auquel tu voulais pas répondre. qu’est-ce que t’es devenue ? bah, t’as été engagée dans un bar la nuit, tu t’es remise à fumer de tout et de rien, tu redeviens la klara d’avant. celle qu’il avait essayé de changer. oh, pas grand-chose, tu sais. la routine habituelle. sale petit mensonge. pourquoi tu lui mens à thijs, klara, pourquoi t’oses pas lui avouer ? ah ouais, ça y est, tu sais. tu veux pas le décevoir. tu veux qu’il tienne à toi comme avant. tu veux pas lui montrer que t’as lâché tout ce pour quoi vous vous êtes battus. alors tu contournes la vérité, comme tu sais si bien le faire. y’a ton paquet de clopes qui dépasse de ta poche, alors tu pries pour qu’il ne le voit pas. tu m’as manqué, tu sais. enfin un peu. j’veux dire… un peu beaucoup. enfin… tu t’embrouilles, klara, ta langue s’emmêle, tes lèvres obéissent plus. t’as gaffé ? putain, y’a ton cœur qui bat trop trop vite, là. et la belle gueule de ton thijs n’arrange rien.

la routine. la routine c'est bien, j'crois. ouais, j'crois. j'crois aussi que c'est un mensonge qu'on se lance l'un l'autre. on se voile la face. on s'ment pour pas s'faire souffrir. j'sais pas si c'est mieux, j'sais pas si c'est pire. on souffre quand même. on finira bien par souffrir. pas tout de suite. dans un jour, une semaine, un mois, un an. un an, ça fait un an que j'suis parti. un an après l'avoir abandonné, j'suis de retour, comme si rien ne s'était passé. je souris. je souris toujours, en toutes circonstances. mais là, plus que d'habitude. je souris pour klara, je souris par klara. je souris klara. mes lèvres sont prêtes à crier son prénom, le faire résonner dans le supermarché. je baisse les yeux. mon regard percute sa poche, mon regard percute son panier. des cigarettes, des bières. ma gorge se serre. je fais mine de n'avoir rien vu et retourne dans ses yeux. pour plus tard, ça sera pour plus tard. ce n'est peut-être qu'un mauvais tour de ma mauvaise vue, de mon cerveau embrumé. c'est peut-être juste une illusion. pas de conclusions hâtives. mon doigt glisse sur sa joue, une douce caresse et ma main atteint ses cheveux, sa nuque. je la tire vers moi, je l'attire dans mes bras.
- mais j'suis de retour maintenant, comme avant.
j'embrasse sa joue délicatement. et toi aussi, tu m'as manqué, klara. ces mots qui refusent de passer la barrière de mes lèvres. je la relâche et me recule légèrement. j'attrape sa main d'un côté, mon panier de l'autre. je repars dans les rayons.
- alors, toujours pas d'copain, klara?
non, pas d'copain. tais-toi, j'veux pas savoir. même si t'en as un, ne m'le dis pas, je comble juste les blancs. si t'as un copain, quitte-le. t'en as plus besoin, j'suis rentré au bercail.

tout allait à peu près bien. enfin, peut-être pas tant que ça. thijs avait vu. tu le savais qu'il avait vu. t'avais senti son regard glisser vers ta poche et ton panier. il avait forcément remarqué. ou alors il avait vu tes fraises et ton portable, c'était une autre hypothèse que tu préférais sans hésiter. mais toi, maintenant, tu peux plus rien faire pour cacher tous ces trucs-là. de toute façon, il aurait bien fini par s'en rendre compte. puis là, il s'approche de toi. et quand sa main touche ta joue, tu frissonnes. comme une conne. parce que c'est ce que t'es, au fond, une conne amoureuse. il t'attire contre lui, tu enserres sa taille de tes bras. t'es bien, là. tu te sens chez toi, tu te sens protégée, tu te sens bien. bien mieux que n'importe où, d'ailleurs. il t'embrasse la joue, tu fermes les yeux une demie seconde. putain, décidément, t'adores ta joue aujourd'hui. il te dit qu'il est là et que tout ira mieux. toi, t'en es pas si sure. tu sais qu'il est là, merci bien, t'avais remarqué, ça t'a même foutrement perturbée. maintenant qu'il est là, vous êtes quoi ? vous allez faire quoi ? y'a trop de questions qui font surface dans ta tête, klara, pour que tout soit parfait. soit tu réfléchis pas assez, soit tu réfléchis trop. t'es bien trop conne, klara, c'est avéré. non, pas de copain. t'as bien un meilleur ami, des potes, un frère et même un dealer. mais non, t'as pas de copain. d'toute façon, tu tiens trop à thijs, pour vraiment profiter d'en avoir un. ça il le sait pas. surement qu'il ne le saura jamais. tant mieux pour toi. mais toi, je présume que toutes les filles te couraient après, là-bas ? ici aussi, y'en a pas mal qui te courent après, thijs. même que ça te fait mal, quand elles te regardent d'un air aguicheur. même que ça te rend un peu jalouse.

là. c'est là, quand ses bras entourent ma taille, que mon parfum englobe le sien et que mes lèvres atteignent doucement sa joue, que je me sens vraiment bien. je me sens moi, je me sens entier. j'comprends pas. j'comprends pas pourquoi, j'comprends pas comment. la vérité, c'est que j'suis même pas sûr de vouloir savoir, le pourquoi du comment. j'en sais rien, j'suis bien dans l'ignorance, la naïveté. j'suis bien, stupide, sans savoir. relâchée, sa main dans la mienne me réconforte. je cale ma respiration contre la sienne, mes pas contre les siens. pied gauche. pied droit. pied gauche. pied droit. un seul être, un seul mouvement. un seul nous. j'acquiesce. pas de copain. tant mieux. j'ai le cœur plus léger, subitement. j'aurais pas bien pu supporter qu'on lui vole le peu d'innocence que j'ai réussi à lui faire conserver. j'aurais pas supporté de la voir dans la main d'un autre, dans les mains d'un autre. des mains sales. plus sales que les miennes, encore. un léger soupir.
- y en avait, ouais. des tas.
y en a toujours eu, j'crois qu'y en aura toujours. partout où je passe se créent des marrées humaines. dans mes sillons elles se faufilent, me rampent aux pieds, me suivent. ici, là-bas. partout, tout le temps. j'hausse les épaules. ça m'est bien égal.
- y a qu'les amstellodamoises qui m'intéressent.
faux. y a qu'une amstellodamoise qui m'intéresse. y a que toi, qui m'intéresse. klara. que toi. les autres, c'est un jeu. les autres c'est des cris, de la chaleur, du plaisir. une boule de feu qui implose, puis un déchet. un au revoir expédié. et toi, klara, c'est des caresses, des tendresses, des sourires. toi klara, c'est des crises. des crises de nerfs, des crises de rire. de nerfs, pour bientôt. bientôt, très bientôt. c'est un peu trop proche. j'attrape son pack de bière vivement, dans son panier, et le pose sur un rayon à côté de moi, comme si de rien n'était.
- t'en as pas besoin.
je continue mon chemin, sans la lâcher.

t'as envie de pleurer, klara. de joie peut-être. surement, même. ou pas, en fait. t'as envie de pleurer pour tellement de choses à la fois que d'un coup, t'as l'impression que les bruits du supermarché sont amplifiés, t'as l'impression que ta vue se brouille. merde, ça c'était ta larme qui remontait. larme stupide, larme rebelle. tu la ravales sans un mot. t'as envie d'une clope. d'une foutue clope. tu t'sens mieux, après ta clope. alors maintenant, t'as juste envie de fumer. parce que ça va pas. ça va plus. pourquoi ? parce que tous tes soucis te remontent à la tête. comme ça, sans prévenir. c'est vicieux un souvenir. t'as l'impression que tu vas fondre en larme d'une seconde à l'autre. y'en avait des filles qui lui couraient après, à thijs. il te l'a dit comme ça. comme on annonce la météo. il fait beau aujourd'hui, klara, tu le sais, ça ? oh. c'est court, 'oh'. mais c'est le genre de petit mot qui veut tout dire. oh, tu t'es fait dragué. oh, t'en as dragué des filles, toi aussi ? oh, est-ce que tu m'avais oublié. oh, comment on va faire, thijs. comment on va faire, dis ? en tout cas, t'es contente qu'il préfère les amstellodamoises. parce que toi aussi, t'en es une d'amstellodamoise.
tu te demandes pourquoi t'as aussi mal quand il te parle d'autres filles. ça te fait comme si une partie était brulée à vif. le pire dans tout ça, c'est que cette partie, bah c'est ton coeur. c'est fragile un coeur. c'est idiot aussi. t'es pas du genre à t'attacher vite, c'est vrai. mais thijs, tu t'es pas attaché à lui. non, thijs, t'as juste besoin de lui. besoin de lui dans ta vie. besoin de lui à tes cotés. idiot de coeur, il recommence avec ses idées saugrenues et malheureuses. tu serres sa main un peu plus fort. peut-être plus fort qu'il ne le faudrait. mais qu'importe, y'a deux minutes, tu croyais que t'allais pleurer. faut bien que tu cherches de l'amour quelque part. t'en as plus beaucoup de l'amour autour de toi, klara. faut que tu t'y raccroches avant qu'il s'en aille. alors tu te raccroches à thijs. de toutes tes forces.
puis soudain, sans prévenir, il sort ton pack de bière de ton panier. il te dit que t'en as pas besoin. c'est surement vrai. tu regardes tes bières s'éloigner. tu te dis, qu'en comparaison, c'est rien contre son retour. alors, tu fais un truc que t'aurais jamais cru faire. et à la minute où tu le fais, tu le regrettes. t'arrêtes de marcher, tu vous stoppes. t'as raison. ça aussi j'en ai plus besoin. et tu poses ton paquet de clopes sur un rayon. sur un paquet de pâtes. adieu.

déçue, t'es déçue ma klara? tu t'attendais à quoi? qu'elles aient été sages, qu'elles m'auraient pas regardé? qu'aucune ne m'aurait approché? il s'est passé un an, klara. mais qui te dit que moi, j'm'y suis intéressé? t'en sais rien, klara. tu sais pas. fais pas la déçue, comme ça, ça t'va pas. ranges-le au fond, ton 'oh'. il m'fait mal au cœur, ravales-le.
- elles étaient sans importance.
oui, sans importance. y a que toi qui en a, de l'importance, klara. tu te sens mieux, là? t'es rassurée? j'veux juste ça, moi, te rassurer. t'as pas à t'inquiéter, y en a pas une seule qui t'arrive à la cheville. t'es toujours mieux qu'elles. mieux que toutes réunies.
elle s'arrête, nous arrête. je la regarde faire, je la regarde sortir son paquet de cigarettes. je la regarde le poser à côté. je lâche sa main.
- t'aurais jamais dû avoir ça sur toi.
j'enfonce ma main dans ma poche, l'autre serrée autour de mon panier, je reprends mon chemin. seul. la mine renfrognée, à moitié déçu. j'suis qui, moi, pour être déçu? j'ai pas l'droit. j'ai pas l'droit de la juger, comme ça. pas alors que ma main triture mon pochon de marie, mon pochon de jeanne, au fond de ma poche. j'devrais pas me le permettre. pas quand je sais pertinemment que moi, j'serais pas capable de faire comme elle. j'serais pas capable de le sortir, de le poser dans un coin et de dire 'non, j'en veux plus'. j'suis pas fort comme elle. j'suis pas aussi bien qu'elle. j'suis rien. j'vaux rien.

ça allait bien, pourtant, y’a quelques instants. puis il a tout foutu en l’air en déplaçant ton paquet de bières. il n’aurait pas pu attendre, putain ? toi, tu voulais que tout soit parfait. parce qu’il t’avait tellement manqué, parce que t’en avais tellement pleuré, que tout se devait d’être parfait. t’as gâché tout en achetant de l’alcool et en prenant tes clopes sur toi. sûrement que c’aurait été mieux si t’avais été les acheter demain. c’aurait pas tout foutu en l’air. l’ambiance est tendue, t’aimes pas ça. t’aimes pas que thijs ait laché ta main. elles étaient pas bien, vos mains, comme ça ? toi, en tout cas, t’aimais bien. t’es dépendante, klara. t’es foutrement dépendante de lui et tu le sais. mais tu te le caches. comme toujours. saloperie d’amour. tu sais que tu vas pas arrêter de fumer pour autant. c’est pas parce que t’as abandonné un paquet de clopes sur un paquet de pâtes que tu stoppes ta consommation excessive. peut-être que tu vas essayer de la réduire. ou peut-être pas. tu sais plus, tu sais pas. la dernière fois, thijs était avec toi. là, c’est comme s’il était horrifié de voir que t’avais repris tout ça. mais il croyait quoi, lui ? un an, c’est long. surtout quand il est aux abonnés absents. puis soudain, une question traverse ton esprit fumeux. tu sais pas s’il va apprécier que tu la poses. de toute façon, ça ne peut pas être pire. thijs. tu l’appelles. tu mets tout ce que tu peux comme sentiments dans son prénom. ça fait combien de temps que t’es revenu à amsterdam, exactement ?

je prends déjà mes aises. on vient à peine de se retrouver, pourtant. je devrais prendre mon temps, je devrais y aller étape par étape. j'y arrive pas. j'suis de retour, c'est tout. j'suis à nouveau là, alors elle est à nouveau à moi, klara. c'est comme ça, c'est pas plus compliqué. alors à peine arrivé, j'commence déjà à emmerder mon monde, j'commence déjà à la faire chier. à peine arrivé, j'ai déjà gâché nos retrouvailles. tant pis. tant pis, fallait bien que ça sorte à un moment ou à un autre. j'y peux rien, moi. ça m'est revenu subitement, sans que j'puisse le contrôler. comme une envie de pisser. allez klara, m'en veux pas, j'fais ça parce que j't'aime, c'est tout. putain, fais pas la tronche. ah, non, c'est moi qui fais la tronche, en fait. j'continue d'avancer, moi. sans elle. dos à elle. les mains dans les poches, seules, sans les siennes, de main. j'peux être dépité, j'peux être déprimé, j'ai qu'à m'en prendre à moi-même. sa voix résonne, elle fait écho dans ma tête. tout le monde doit savoir comment je m'appelle, maintenant. sa voix qui a vibré, pleine de passion. je me stoppe net, un frisson le long de l'échine. je me retourne, je fixe ses yeux. c'est là, à cet instant précis que j'ai envie de lâcher mon panier, me ruer sur elle et l'embrasser. l'embrasser à en faire rougir les autres clients, l'embrasser à en faire frissonner les étagères. l'embrasser comme jamais, tout lui avouer. c'est pourtant à ce moment-là qu'elle décide de tout gâcher, à son tour. ma passion, éteinte. mes sourcils se froncent légèrement.
- qu'est-ce que ça peut faire?
ça peut faire qu'j'ai pas osé durant ces longues journées, venir te voir, klara. j'savais même pas où te chercher, klara. j'ai rien osé, j'suis un lâche, klara. pourtant j'ai beaucoup pensé à toi, klara. mais tu vois, il a fallu que j'te tombe dessus par hasard, si c'est pas malheureux.

une promesse te traverse l'esprit. le genre de truc qui te fait regretter la minute d'après de l'avoir dit. ou dans le cas présent, de l'avoir pensé. tu te le jures à toi-même, mais c'est quand même important. t'as un minimum d'estime pour toi. enfin, maintenant, plus tellement. les soirées et les bouteilles te l'ont un peu enlevée, cette estime. mais qu'importe, une promesse reste une promesse. et tu restes une niesen. et tu restes une putain de riche qui tient plus ou moins sa parole, ou qui, tout du moins, trouve un moyen détourné de le faire. alors c'est à ce moment-là de ta vie, devant le rayon des plats cuisinés, dans un fichu supermarché, que tu t'es promis un truc. qu'est-ce que t'es conne, klara. sans déconner, pourquoi t'as choisi ça ? t'aurais pu t'auto-promettre de devenir comme ta soeur, d'aller tous les jours en cours, de ne plus jamais prendre de came, de marie ou de jeanne, de ne plus jamais toucher à une clope ou à une bouteille d'alcool... ouais, c'aurait été plus facile. parce que dans ta connerie habituelle, klara, tu t'es promis qu'un jour ou l'autre, tu la vivras ta belle histoire, t'avoueras tout à thijs et tu verras bien comment ça se terminera. mais ça, c'est pas pour maintenant. surtout pas pour maintenant. tu trouveras le bon moment un jour. dans une semaine ou dans un mois... dans un an, même. ah non, dans un an, s'il faut, il sera plus là. le futur est incertain, le futur t'énerve, le futur te fait peur. ton coeur aussi, il te fait peur. parfois, il émet trop de sentiments. ça te stresse. ça te chamboule. surtout quand ils concernent thijs. je m'intéresse à toi, quand même, tu vois. dis pas de conneries, klara, si tu voulais savoir c'est parce que s'il t'avait dit qu'il était rentré y'a longtemps déjà, ça t'aurait fait mal. parce que t'aurais voulu qu'il t'appelle et que tu puisses le voir en premier. parce que c'était sans nul doute à toi qu'il avait le plus manqué.

je n'lâche pas ses yeux du regard. je n'les lâche plus, je n'sais plus. je n'sais plus faire. je n'arrive plus à remonter à la surface. au secours, je me noie. je me noie dans la profondeur de ses yeux, dans l'immensité de son regard brisé. aidez-moi, seul, je n'y arriverais jamais. et ses lèvres qui bougent. je voudrais les stopper dans leur élan, qu'elles cessent leurs mouvements. fondre dessus sans qu'elle ne s'y attendre et les attraper vivement, les embrasser, les butiner, ne plus jamais les lâcher. jamais. jamais. je soupire un coup, légèrement désespéré. mes sourcils se froncent un peu, plus d'incompréhension que de colère. ma main droite est enfoncée dans ma poche si profondément qu'elle pourrait bien finir par faire tomber mon jeans à mes chevilles. du bout des doigts je triture mes clés, nerveux. un léger sourire s'empare de mes lèvres, quelque peu narquois, une braise de défi au fond des yeux. ce je-ne-sais-quoi d'insupportable, si rare dans mon regard, si puissant qu'on n'a qu'une envie ; me gifler violemment.
- tu veux juste savoir sur une échelle de un à dix à quel point j'suis un connard de pas t'avoir appelé immédiatement, c'est tout, klara.
tu veux savoir, klara? j'suis un connard à échelle dix. même plus. onze, sur dix. le pire que t'aies jamais vu. au fond, j'suis un un, peut-être un deux, pas plus. c'est juste que j'osais pas. j'savais pas comment t'allais me recevoir. j'savais pas si tu voudrais encore de moi, si t'allais pas me crier dessus, ou pire, me rejeter froidement.
- j'suis là, c'est tout. on s'en fout de savoir depuis quand, non?
non.

et ses yeux te regardent. t'aimes quand il te regarde, thijs. t'aimes bien parce que ce sont dans ces moments-là que tu as vraiment l'impression de compter pour lui. plus que jamais. ça t'chamboule, quand il te regarde. mais tu ne baisses pas tes yeux, tu le fixes, sans ciller, sans bouger, sans esquisser le moindre mouvement. tu entends les bruits du supermarché mais ils te semblent loin. terriblement loin. bien trop loin. parce que ton cerveau n'arrive pas à se concentrer sur autre chose que sur thijs. chaque parcelle de ton esprit, il l'occupe. chaque battement de ton coeur, il le contrôle. il te contrôle. il t'occupe. tu l'aimes comme une désespérée. cercle vicieux et d'amoureux. cercle idiot et de salauds. un rictus apparait sur ses lèvres. un truc moqueur. un sourire à la con, qui a dû être le responsable de nombreux conflits. conflits à la con. la manière dont il sourit te donne une envie folle. pas de le claquer, non. juste de l'embrasser. comme une folle, comme une désespérée.
les mots sortent de sa bouche et viennent vers toi, te faisant un mal insurmontable. sûrement que y'a une part de vérité dans ça. mais sûrement qu'il y a autre chose, aussi. il a prononcé ton prénom, ça t'as fait frissonner, ça t'as fait trembler, ça t'as fait l'aimer. d'autant plus. il prononce ton prénom d'une manière qui ne ressemble à aucune autre. klara, dans sa bouche, ça sonne comme une ode à la beauté. même si tu te fais simplement des idées. t'as raison, t'es là, alors ça va, alors tout va.
déconne pas klara, t'as eu mal quand il t'a dit ça. parce que ça signifiait qu'il ne t'avait pas appelée en premier.

elle est face à moi. elle est là, elle est belle, comme jamais. au naturel, sans artifice. comme si elle venait de se lever, qu'elle s'était juste démêlé les cheveux. c'est là qu'elle est la plus belle. quand elle n'a pas prévu de voir quelqu'un, quand on ne s'est pas donné rendez-vous. quand c'est donné à l'improviste, que je me ramène, que je la surprends. quand elle ne s'y attend pas. quand elle n'a rien prévu. ses lèvres rosées et ses petits yeux marrons. c'est là que j'ai envie de courir et de la serrer dans mes bras. de l'embrasser férocement. au lieu de ça, quoi? au lieu de ça je fais le mia, je fais le beau, je fais le chaud. putain mais pourquoi, au juste? pourquoi j'fais ça, moi? t'es con, thijs. elle est face à moi. elle est là, elle est belle, comme jamais. j'ai juste à lui sourire bêtement, prendre sa main et rire avec son écho. rien de plus, c'est tout ce que j'ai à faire. essayer de me faire pardonner de mon absence, au lieu de lui donner des raisons de me haïr encore, et encore. abruti, pauvre con. je mérite des claques. je mérite qu'elle m'en donne, des claques. allez, viens klara, je te tends ma joue. gifle-moi un bon coup, et après, on n'en parle plus. tu n'veux pas?
- y a quoi, alors?
j'comprends pas c'que tu veux me dire, klara, quand tu dis que tu t'intéresses à moi. évidemment, que tu t'intéresses à moi, on est amis. évidemment pas, que tu t'intéresses à moi autant que je m'intéresse à toi. bien sûr, moi, je n'sais pas le montrer. je suis nul pour ces choses-là, moi, klara. nul. lamentable. je n'sais pas comment faire. dis-moi un peu, comment j'suis censé faire pour te dire tout ce que je pense? moi j'pense que je devrais prendre mon temps. on devrait y aller en douceur, après tout, je viens juste de rentrer. c'est un moment heureux, on devrait en profiter, pas vrai? allez klara, j'te tends ma main, là, prends-la. glisses-y tes doigts et referme-la. on s'en va. prends-la, avant que mon bras ne retombe lourdement. prends-la.
- dis, tu m'en veux beaucoup? me mens pas.